Dans deux de mes dossiers, les tribunaux administratifs de Paris de Melun ont remis d’actualité la notion d’obligation de quitter le territoire français (OQTF) implicite et d’OQTF devenue non exécutable permettant la remise en liberté de mes deux clients.

Depuis la loi n°2024-42 du 26 janvier 2024 sur le contrôle de l’immigration et l’amélioration de l’intégration, l’administration peut assigner à résidence ou placer en rétention administrative un ressortissant étranger sur la base d’une OQTF prononcée moins de trois ans auparavant, au lieu de moins d’un an auparavant.
La Cour de cassation a récemment rendu son avis du 20 novembre 2024 indiquant qu’une décision portant OQTF, prise plus d’un an avant la date d’entrée en vigueur de cette loi, peut néanmoins fonder un placement en rétention administrative après l’entrée en vigueur de ladite loi, sous réserve que cette décision ait été prise moins de trois ans avant le placement et n’ait jamais été exécutée.
➡️ Problème : Comment contourner cette jurisprudence face à des délais excessifs ou des changements de situation ?
🏛️ Jurisprudences clés du Conseil d’État : entre l’implicite et l’inexécutable
1998 : Naissance de l’OQTF implicite 💡
En 1998, le Conseil d’État a introduit la notion d’obligation de quitter le territoire français implicite. Il a estimé que lorsqu’un délai anormalement long s’écoule entre une mesure d’éloignement et sa mise à exécution (par exemple, un placement en rétention administrative ou une assignation à résidence), qu’un changement de circonstances de fait ou de droit s’est produit, que la responsabilité de ce retard incombe exclusivement à l’administration, le préfet est considéré comme ayant implicitement édicté une nouvelle mesure d’éloignement révélée par la décision de placement en rétention administrative/d’assignation à résidence.
Le Conseil d’État a, par exemple, considéré que le délai d’un an et deux semaines constituait un délai anormalement long entre le prononcé de la mesure d’éloignement et sa mesure de mise en exécution.
2016 : L’OQTF devenue inexécutable ⚙️
En 2016, n’abandonnant par la notion d’OQTF implicite, il est venu compléter sa jurisprudence avec celle d’OQTF devenue inexécutable en admettant « que l'intervention de nouvelles circonstances de fait ou de droit fait obstacle à l'exécution de l'obligation de quitter le territoire français et impose à l'autorité administrative de réexaminer la situation administrative de l'étranger et, d'autre part, d'en tirer les conséquences en suspendant les effets de la décision devenue, en l'état, inexécutable »
🔥 Cas pratiques : la résurgence de ces jurisprudences (29 mai et 10 novembre 2024)
Dans mes dossiers, le tribunal administratif de Paris et celui de Melun ont tout remis d’actualité ces deux jurisprudences.
🌍 Affaire du 29 mai 2024 – Tribunal administratif de Paris
Mon client, un ressortissant marocain entré en France en 2000, avait bénéficié d’un titre de séjour pour soins de 2011 à 2012, renouvelé jusqu’en 2016. Cependant, le 16 septembre 2022, il a fait l’objet d’une OQTF et d’une interdiction de retour sur le territoire français prononcées par le préfet de Seine-Saint-Denis.
Depuis cette décision, son état de santé s’est considérablement détérioré.
Malgré une hospitalisation d’urgence lors de sa garde à vue, le préfet de police a ordonné, le 12 mai 2024, son placement en rétention administrative sur le fondement de l’OQTF du 16 septembre 2022. Pendant sa rétention administrative, il n’a pas reçu ses médicaments à temps, ce qui a mis en danger sa santé fragile. Le 21 mai 2024, un certificat médical a établi l’incompatibilité de la rétention administrative avec son état de santé.
Le 29 mai 2024, tribunal administratif de Paris a jugé que cette mise à exécution tardive exclusivement imputable à l’administration, sans prise en compte des nouvelles circonstances, avait pour effet de faire naître une OQTF implicite, privant de base légale la rétention administrative. Mon client a donc été libéré.
🇭🇹 Affaire du 10 novembre 2024 – Tribunal administratif de Paris
Mon client, un ressortissant haïtien, a fait l’objet, le 25 octobre 2023 par le préfet de l’Essonne d’un arrêté portant obligation de quitter le territoire.
Postérieurement à cette OQTF, la situation à Haïti s’est dégradée à tel point que la Cour nationale du droit d’asile a jugé que le 5 décembre 2023 puis le 4 mars 2024 :
« Si au vu de la situation sécuritaire analysée aux points précédents, la totalité du territoire haïtien subit une situation de violence aveugle résultant d’un conflit armé interne, cette violence atteint à Port-au-Prince ainsi que dans les départements de l’Ouest et de l’Artibonite, qui concentrent le plus grand nombre d’affrontements, d’incidents sécuritaires et de victimes, un niveau d’intensité exceptionnelle. »
Le 10 novembre 2024, il fait l’objet d’un placement en rétention administrative.
Étant précisé que mon client est originaire de Port-au-Prince et avait déjà obtenu le bénéfice de la protection internationale, à laquelle il avait renoncé.
Le 13 novembre 2024, il dépose une demande de réexamen de sa demande d’asile en centre de rétention administrative.
Le même jour, la préfet de la Seine-Saint-Denis édicte un arrêté de maintien en rétention administrative au motif qu’il a déposé une demande d’asile pour faire obstacle à l’exécution de la mesure d’éloignement.
Or, la situation de violence aveugle à Haïti d’un niveau d’intensité exceptionnelle (CNDA, 4 mars 2024, n° 23047386) est un élément nouveau dont le préfet avait parfaitement connaissance et fait obstacle à mise à exécution de l’obligation de quitter le territoire du 25 octobre 2023.
C’est ce qu’a jugé le tribunal administratif de Paris le 10 novembre 2024 estimant que "la situation actuelle en Haïti fait obstacle à l’exécution de la décision du 25 octobre 2023 du préfet de l’Essonne fixant Haïti comme pays de renvoi de M. L., eu égard aux stipulations de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et que c'est à tort que le préfet de la Seine-Saint-Denis a estimé que "sa demande de réexamen de sa demande d’asile aurait été présentée dans le seul but de faire échec à la mesure d’éloignement dont il fait l’objet et présenterait un caractère dilatoire." annulant l'arrêté de maintien en rétention, remettant immédiatement mon client en liberté.
Étant entendu que dans cette affaire le tribunal administratif de Melun a estimé que l’arrêté du 10 novembre 2024 par lequel le préfet de la Seine-Saint-Denis avait ordonné le placement en rétention administrative de mon client intervenait moins de trois ans après ces mesures, qui en constituent la base légale explicite et a rejeté, allant ainsi à l’encontre de ce qu’avait jugé le tribunal administratif de Paris le 29 mai 2024.
💡 Conclusion : des outils juridiques essentiels
✅ Les notions d’OQTF implicite et d’OQTF devenue inexécutable demeurent des leviers puissants pour contester des décisions administratives dans un contexte de délais excessifs d'exécution et de changements significatifs de circonstances nouvelles de fait ou droit.
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